Le 25 et 26 octobre 2018, plusieurs coursiers, collectifs, syndicats et activistes se sont réunis à Bruxelles dans le cadre d’une assemblée européenne des coursiers. Pas moins de douze pays essentiellement européens se sont prêtés à des discussions et des débats autour de leurs luttes nationales et de leurs revendications. L’objectif, fonder une fédération transnationale des coursiers pour défendre avec plus de force leurs droits et leurs luttes.  

Des collectifs et des luttes partout en Europe.

Très vite après la création de Deliveroo (2013), d’UberEats (2014) ou de Foodora (2014), des actions de coursiers apparaissent un peu partout en Europe. En aout 2016, on assistera à la première grève des coursiers Deliveroo à Londres. La même année, des grèves ont lieu en Belgique, en France, en Italie et dans d’autres pays contre Deliveroo, Take It Easy, UberEats et Foodora. Les raisons sont souvent les mêmes : le changement de la tarification, le non-paiement des salaires (après la faillite de Take It Easy), la requalification du statut indépendant en statut de salarié ou les conditions de travail et le manque de couverture en cas d’accident.

A l’époque de ces premières grèves, ces entreprises de livraison sont passées d’un salaire-horaire (un montant à l’heure) à un paiement à la tâche, par livraison. Par exemple, les coursiers londoniens de Deliveroo ont vu leur paiement d’environ 8£ de l’heure se changer en un paiement par livraison de 3,75£. En Italie, les frais par livraison ont diminué de 5 à 2,7 euros. En France, « Les plus anciens, embauchés avant août 2016, étaient payés 7,50 € l’heure et de 2 € à 4 € par livraison. Les autres livreurs sont payés 5 € (5,75 € à Paris) par course »[1]. Plus tard, pendant l’hiver 2017, ce sera le tour des coursiers belges et hollandais de se voir imposer le statut d’indépendant et avec lui un nouveau changement des tarifications. De nouveau, Deliveroo abolit le système de salaire horaire pour favoriser un paiement à la livraison. Conséquence, les indépendants rémunérés à 14 euros de l’heure et les étudiants à 9,5 euros de l’heure, seront payés respectivement 7,25 euros et 5 euros la course.

La flexibilité et l’augmentation salariale étaient bien évidemment les deux arguments avancés par les patrons. En réalisant au minimum deux courses par heure, le revenu des coursiers aurait pu augmenter de 40%. Malheureusement, et cela s’est vérifié par la suite, leur salaire a plutôt diminué. Jusqu’à 30% pour certains. Une situation inacceptable surtout au vu des millions de dollars amassés par ces entreprises lors de levées de fonds colossales.

Pour répondre à ces détériorations successives des conditions de travail, des collectifs ont émergé dans toutes les grandes villes et ont fédéré les coursiers autour de luttes et d’actions collectives. A côté des grèves, les collectifs ont également organisé des campagnes de sensibilisation. En Belgique, en janvier 2017, par exemple, le collectif des coursières et des coursiers a lancé une opération #OnVaCuisiner dans les grandes villes pour encourager les clients à ne pas commander le jour de la grève. En Italie, en novembre 2018, un flash mob a été organisé par les coursiers de Bologne pour dénoncer le système de compétition via l’E-réputation et les conditions de travail. En Suisse, la pression médiatique suite aux grèves organisées par les coursiers et soutenues par l’Unia (syndicat suisse) ont même permis la création de contrats de travail, avec un salaire minimum et un temps de travail réglementé qui correspond au secteur des coursiers postaux. En Grande-Bretagne, les coursiers ont manifesté dans plusieurs villes : Londres, Leeds, Brighton, Bristol, Glasgow, Edinburg, etc. En Belgique, suite à l’organisation de l’alter summit, c’est une Masse Critique qui a rassemblé l’ensemble des coursiers des douze pays présents ainsi que des citoyens bruxellois. En France, le CLAP et d’autres collectifs ont bloqué les cuisines de Deliveroo. Bref, les actions collectives ne manquent pas, sont très diversifiées et continuent d’avoir lieu comme en témoigne la future première assemblée des coursiers de toute l’Espagne qui aura lieu le 24, 25 et 26 novembre 2018.



[1] http://www.leparisien.fr/economie/colere-des-livreurs-deliveroo-dans-la-roue-d-un-livreur-a-velo-27-08-2017-7215921.php

Une bataille juridique en parallèle

La bataille juridique qui anime majoritairement le secteur se concentre autour de la requalification de la relation de travail des coursiers. Autrement dit, autour de la question : sont-ils des indépendants ou des salariés ? En fonction des législations et des situations nationales, il apparait clairement que nombreux de ces coursiers sont des faux indépendants. La relation de travail employeur (plateforme) et salariés (coursiers) semble bien avérée et ce quelques soient les critères de contrôle ou d’autorité défendus : dépendance économique, définition du temps de travail, carnet de clients, lien de subordination et pouvoir hiérarchique, obligation du port de l’uniforme de la plateforme, etc. Pour faire respecter cette relation de travail, plusieurs coursiers dans plusieurs pays, parfois avec l’aide des syndicats, ont intenté des actions en justice.

En Belgique en février 2018, la Commission administrative de règlement de la relation de travail (CRT) du Service Public Fédéral Sécurité Sociale (SPF Sécurité Sociale), dans son dossier n° 116, a rendu un avis en faveur d’une requalification de la relation de travail salarié pour un coursier de Deliveroo. Malheureusement, il ne s’agit pas là d’une décision de justice mais bien d’un avis. A cette heure, un an plus tard, les résultats des enquêtes en cours de l’Inspection sociale et de l’auditorat du travail sur le même sujet n’ont toujours pas été rendus alors que la décision devait être rapide. Des centaines de coursiers sont normalement entendus par la justice bruxelloise pour affiner ce dossier. Mais à quand une décision ? Le gouvernement Michel et le ministre Peeters ne sont pas pressés de trouver une solution.

En France, encore aucune victoire. Cependant, une enquête menée par l’inspection du travail vient d’être confiée à la justice de Paris :

« L’affaire concernerait quelque 2 286 coursiers, dont l’inspection du travail considère qu’ils n’ont rien d’indépendants mais sont bien des salariés classiques, subordonnés à la plateforme. Si tel était le cas, Deliveroo serait redevable de plusieurs millions d’euros de cotisations à l’Urssaf. Une procédure française qui rappelle en tout point la procédure espagnole qui sera jugée en février en Espagne »[1].

A Genève, UberEats vient tout juste de s’implanter et suscite déjà la crainte de l’Unia et des coursiers quant aux conditions de travail. Comme partout ailleurs, les plateformes cherchent à contourner la loi. Les coursiers et les syndicats sont donc dans l’attente d’une décision du Conseil d’Etat et espèrent obtenir une jurisprudence claire et en faveur des travailleurs.

En Angleterre, le syndicat IWGB a finalement gagné juridiquement la possibilité d’organiser et de défendre collectivement les coursiers bien qu’ils soient jugés comme des indépendants. Les actions se poursuivent d’ailleurs pour aller encore plus loin sur la relation de travail et cela notamment grâce à un crowdfunding pour payer les frais de justice. Leur espoir est d’obtenir une décision de la Haute Cour[2].

Les autres pays européens mais aussi les pays d’Amérique du Nord ne font pas exception. Tous portent plainte, demandent des avis et des décisions de justice contre les plateformes de livraison. En Espagne, début novembre 2018 et pour la première fois suite à une décision du tribunal de Valence, un coursier a vu sa relation de travail requalifiée en contrat de travail salarié. Deliveroo a d’ailleurs retiré son appel sur cette décision de peur de créer une jurisprudence pour les autres coursiers. Quoiqu’il en soit la vraie bataille, celle qui aura un impact prépondérant sur l’avenir d’une centaine de coursiers valenciens, barcelonais et madrilènes se déroulera en février 2019[3]. Peut-être, aurons-nous là, le premier pas d’une marche victorieuse qui traversera toute l’Europe.


[1] https://www.lemonde.fr/entreprises/article/2018/11/08/en-espagne-un-livreur-deliveroo-voit-son-contrat-requalifie-en-contrat-de-travail-salarie_5380468_1656994.html

[2] https://www.theguardian.com/business/2018/jun/15/union-wins-first-round-in-deliveroo-high-court-employment-challenge

[3] https://www.lemonde.fr/entreprises/article/2018/11/08/en-espagne-un-livreur-deliveroo-voit-son-contrat-requalifie-en-contrat-de-travail-salarie_5380468_1656994.html

S’organiser, revendiquer et agir.

La création des collectifs et l’organisation des luttes précédemment citées ne se sont pas faites en un jour. Au contraire, avant de s’organiser en collectif et toujours actuellement, les coursiers rencontrent de nombreux obstacles : manque de ressources, désintérêt des jeunes coursiers aux enjeux collectifs, relation tendue avec les syndicats dans certains pays, attaques juridiques émises par les plateformes, changement continuel des procédures, formalisation hiérarchisée de la relation coursier-employeur, atomisation des travailleurs par un turnover important (3 mois en moyenne), absence de lieux de rencontres physique ou virtuel, système de compétition par l’e-réputation, désactivation simple en place de licenciements, etc. Dans cet environnement complexe, rassembler les coursiers pour adopter des revendications et lutter pour de meilleures conditions de travail apparait compliqué. Cependant, et malgré tous les obstacles, les collectifs sont nés, ce qui constitue déjà une victoire en terme d’organisation des travailleurs et de collectivisation des luttes.

Après s’être organisés, les collectifs et les syndicats actifs dans le domaine commencent à revendiquer de meilleures conditions de travail. En fonction des situations et des pays, ils demandent : des fournitures et des équipements de bonne qualité, un accès à la formation, le remboursement de certains frais (matériels, transport après livraison, réparations, etc.), le retour d’un salaire-horaire, l’augmentation du paiement à la course dans le cas contraire, une meilleure assurance maladie et accidents, la création d’un espace de rencontre pour les coursiers, un bonus sur la pénibilité lors des livraisons par intempéries, la fin du contrôle absolu et de la surveillance par GPS, un règlement sur les temps d’attente et les shifts, la fin de la compétition par l’e-réputation, mais aussi et c’est souvent omis, une transparence sur le fonctionnement algorithmique de l’application et sur l’utilisation des données.

Syndicalement, dans certains pays comme la Suisse, l’Autriche, l’Allemagne, la Norvège, les coursiers ont eu la chance de conquérir des conseils d’entreprises et ont même des conventions collectives ou sont sur la bonne voie pour les obtenir. Par exemple, les coursiers de Foodora et les employés ont obtenu la mise en place d’un comité d’entreprise européen. Dans d’autres cas, comme en France, en Angleterre ou en Belgique, les prémisses d’une concertation sociale voient le jour tant bien que mal. Les relations parfois tendues entre les syndicats et les collectifs n’aident pas dans le bon sens. D’une part, les syndicats souhaitent offrir leur expertise et soutenir la lutte mais se confrontent parfois maladroitement à la vision des collectifs. D’autre part, les collectifs sont très méfiants à l’égard des syndicats jugés trop passéistes ou vus erronément comme des récupérateurs de luttes. Cependant, les rapprochements se font dès qu’ils sont possibles.

Enfin, en Italie, une charte a été signée entre la ville de Bologne, les coursiers, les syndicats et certaines entreprises et même si elle n’est pas contraignante, elle pose les jalons du combat à venir. En Espagne, les coursiers se parlent et pensent leurs actions via des réseaux sociaux ou via Whatsapp. Là où il y a une injustice, la lutte s’organise et les travailleurs passent à l’action.

Vers une fédération transnationale des coursiers pour des revendications communes

Malgré tout aujourd’hui, et surtout dans les pays du sud, les conditions se sont encore détériorées. A l’heure actuelle pour les coursiers Deliveroo, le montant d’une course se compose de trois parties : 2 euros pour la prise en charge, 1€ pour la livraison et un montant variable en fonction de la distance. Ce montant variable sera revu chaque mois[1]. De Londres à Rome, en passant par Bruxelles et Paris, le paiement d’une course n’atteint plus les 5 euros et la tendance, en toute logique, semble se poursuivre à la baisse. Un coursier gantois témoignait pendant l’Alter Summit d’octobre que sa moyenne était passée de 15€ brut de l’heure à 13€ brut de l’heure. Comment vivre dignement avec un montant aussi bas ?

Les collectifs de France, de Belgique, d’Espagne, d’Italie et d’autres pays européens sont donc toujours plongés dans des luttes incessantes pour faire reconnaitre leurs droits. Les grèves et les actions se poursuivent dans chaque pays.

Bien que les réalités nationales soient diverses, que les revendications des collectifs diffèrent, que les conditions de travail changent en permanence et que les législations octroient tantôt plus de protection tantôt moins en fonction des pays, il existe une volonté certaine des coursiers européens de se rassembler autour d’une organisation internationale. Grâce à l’Alter Summit d’octobre 2018, cette volonté a trouvé un écho. L’ensemble des collectifs ont décidé de se réunir sous la bannière d’une Fédération Transnationale des Coursiers (FTC). Cette dernière aura pour objectif de faire converger les luttes, d’améliorer l’échange de pratiques et d’expériences et de donner une meilleure visibilité aux revendications des coursières et des coursiers. Une charte d’une dizaine de revendications a d’ailleurs été écrite. Elle reprend notamment cette volonté d’un salaire-horaire ou encore d’une transparence sur les données.

On ne peut que se réjouir de voir un mouvement de travailleurs devenir toujours plus fort, plus stable et qui ne cesse jamais de réagir aux attaques des plateformes par plus de solidarité et d’entraide malgré les difficultés à s’organiser. Les obstacles sont nombreux mais ensemble les coursières et les coursiers européens dégageront la route vers de meilleures conditions !

Yoann Jungling, FGTB Liège-Huy-Waremme

 

[1] https://be-fr.roocommunity.com/mijn-verdiensten/