L’avenir est en marche ! Le progrès est à nos portes ! Les villes sont de plus en plus smart. Les rues de plus en plus inondées de jeunes coursiers à vélo Deliveroo, de chauffeurs Uber ou de touristes AirBnb. Les entreprises de plus en plus automatisées, robotisées pour libérer les travailleurs des tâches lourdes et répétitives. Les domaines de la santé, de la finance, du divertissement ou du droit de plus en plus investis par des intelligences artificielles, comme Watson d’IBM. Les hôpitaux, les aéroports, les supermarchés, les hôtels accueillent de plus en plus de robots-steward comme Pepper. Les lieux d’échanges de plus en plus virtualisés, dématérialisés par les réseaux sociaux Facebook, Twitter, Instagram. Les informations privées de plus en plus accaparées par le traitement des données de Google. Bref, la numérisation est devenue omniprésente. Impossible d’y échapper. D’ailleurs pourquoi y échapper ? Les géants du Web, les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft) ne tentent-ils pas tels des héros messianiques d’œuvrer pour un monde meilleur ? Les plateformes numériques n’engendrent-elles pas plus de partage, de solidarité et de respect de l’environnement ? Les robots ne permettent-ils pas aux individus de s’intéresser à des activités plus émancipatrices ?

La numérisation est souvent avancée comme un tout positif, comme un progrès salvateur. Mais serait-elle exempte à ce point de critiques ? Le progrès numérique ne connait-il aucune dérive ? Evolue-t-on vers un « mieux » ? Et surtout un mieux pour qui ? Pour toutes et tous ?

Malheureusement, l’image idyllique de la numérisation souffre de quelques hics. Certains faits viennent contredire l’idée d’un progrès bienfaisant. D’un point de vue général, la numérisation ne profite pas à tout le monde de la même manière. Plusieurs phénomènes en témoignent : la fracture numérique, l’accès et l’usage des outils numériques, la polarisation du marché du travail, le clivage propriétaire/locataire, la répartition des gains de productivité et l’idéologie dominante de la numérisation, profondément néolibérale et socle d’un système inégalitaire. 

La fracture numérique, un problème d’accès et d’usage

 Pour bénéficier de l’offre numérique, il faut logiquement détenir les outils et avoir accès à ces nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC). Il faut donc posséder un ordinateur, une tablette ou un smartphone et une connexion Internet. Ensuite, il faut, au minimum, maîtriser les compétences de bases nécessaires à leur usage. Or ces deux prérequis indispensables ne sont pas acquis par une partie de la population. C’est ce que l’on appelle la fracture numérique. Une ligne qui sépare ceux qui possèdent et sont à l’aise avec ces technologies et ceux qui n’ont pas la chance d’y avoir accès ou se sentent exclus, dépassés ou stressés par elles. L’étude de cette fracture rend compte des inégalités produites par la numérisation. A titre d’exemple, selon l’indice relatif à l’économie et à la société numérique (DESI) de 2018, 81% des ménages ont adopté une connexion Internet haut débit. Ce qui veut dire que presqu’un belge sur cinq n’a toujours pas de connexion Internet. Malgré tout, la Belgique se place à la 7ième position, au-dessus de la moyenne européenne de 75%. Selon le même rapport, 44% des européens manquent toujours des compétences numériques de base. Ce n’est pas rien !

 La fracture numérique est essentiellement expliquée par des raisons d’ordres socioéconomiques. En fonction de l’âge, du niveau d’éducation ou du niveau de vie, un individu s’intègrera plus facilement ou non dans cette nouvelle ère. Pour le dire autrement, les personnes les moins diplômées, les plus âgées et les personnes sans activité économique sont fréquemment exclues du progrès. De ce fait, la fracture numérique résulte avant toute chose d’inégalités préexistantes. Peut-on dès lors appeler « progrès », un phénomène qui loin de diminuer, perpétue au contraire les inégalités sociales, économiques, géographiques et culturelles ? Les élèves issus de familles pauvres n’ont pas accès aux mêmes opportunités et aux mêmes outils que les élèves issus de familles riches. Ils n’auront pas la dernière version payante d’un logiciel, le dernier ordinateur à la mode et ultraperformant ou la même assistance informatique. 

La polarisation du marché du travail, vers la création d’opposés

Dans un monde où 90%[1] des métiers d’avenir nécessiteront des compétences numériques, résoudre la fracture numérique et surtout l’analphabétisme numérique est une obligation. Dans le cas contraire, le progrès numérique déjà actuellement teinté d’un goût de reproduction sociale, scindera la société entre travailleurs peu qualifiés et hautement qualifiés. La polarisation du marché du travail sera accentuée par la numérisation. Cette dynamique est à l’œuvre aujourd’hui avec d’un côté, les travailleurs à la tâche, les tâcherons modernes et les crowdworkers qui effectuent des micro-tâches abrutissantes sur les plateformes numériques et d’un autre côté, les génies de l’informatique, les programmateurs, les codeurs et les nouveaux métiers numériques. Finalement, les clivages dominants-dominés et possédants-travailleurs ne disparaissent pas avec les évolutions technologiques. Ils se redéfinissent, se modernisent et changent d’espace et de lieu !

La solution serait alors de former les citoyens dès leur plus jeune âge pour qu’ils aient les mêmes bases. Autrement dit, d’œuvrer pour l’égalité des chances, concept très à la mode et défendu par la Commission européenne. Mais comment assurer une bonne formation à chaque jeune dans un contexte de sous financement des services publics, de privatisation et d’austérité ? Manque de moyens, et ce malgré l’engouement général pour la numérisation, les fractures et les gouffres s’agrandissent. Plus encore, l’action ou l’inaction délibérée des décideurs politiques traduisent du caractère hautement idéologique de la fracture numérique. Derrière la numérisation de nos société se cache des enjeux et un projet de société qu’il incombe d’observer attentivement.

Le clivage propriétaire/locataire ou comment les plateformes font rêver les possédants

Une fois un accès à Internet et des compétences acquises, les inégalités ne s’évanouissent pas pour autant. Le clivage entre propriétaire et locataire sur les plateformes numériques en est une belle illustration. Pour gagner de l’argent sur AirBnb, il faut une chambre, un appartement, une maison à louer. Pour gagner de l’argent sur Uber, il faut une voiture répondant aux critères de la plateforme. Pour gagner de l’argent en prêtant une tondeuse, en offrant des cours d’anglais, ou en cuisinant un bon repas, il faut des avoirs et des connaissances. Mais tout le monde n’a pas la capacité d’acheter un appartement, de conduire une voiture ou d’être polyglotte. La numérisation assure le bonheur et les jours heureux des rentiers au détriment des dépossédés.

Robotisation et mauvaise répartition des gains de productivité

La robotisation, autre aspect de la numérisation, ne favorise pas non plus la lutte contre les inégalités. Grâce à elle, les entreprises réalisent plus de gains de productivité. Ces derniers pourraient réduire le prix de consommation du bien ou du service, augmenter le salaire des travailleurs ou réduire le temps de travail. Cependant, et en accord avec la logique du marché, ils sont redistribués aux actionnaires. En ce sens, la numérisation consolide la mauvaise répartition des richesses basée sur le clivage capital/travail.


[1] Commission européenne

L’idéologie de la Silicon Valley, source d’inégalités profondes

Au final, le monde du numérique dans son entièreté est tâché de différences de traitements, de mauvaises répartitions des richesses et d’inégalités en tout genre. Et pour cause, l’idéologie des géants du Web, des cavaliers des Licornes et autres patrons du futur reste avant tout néolibérale. Profits exorbitants, dividendes aberrants, exploitation des personnes et des matières premières des pays du sud, technologies énergivores et polluantes, domination masculine, blanche et jeune[2], concurrence déloyale, politique monopolistique et agressive, spéculation, immunité juridique, ces entreprises et ces patrons sont le socle d’un système basé sur les inégalités. Ces entrepreneurs de l’avenir, champions du classement Forbes, cumulent toujours plus de richesses dans un monde où les écarts entre les plus pauvres et les plus riches sont chaque année plus importants. Jeff Bezos, Bill Gates, Mark Zuckerberg, Larry Ellison, Larry Page, Sergey Brin, membres du top 10 des hommes les plus riches de notre planète détiennent autant ensemble que le PIB de la Belgique. La valorisation boursière de Facebook (480 milliards de dollars) équivaut également au PIB de la Belgique.  Uber valorisé à presque 70 milliards de dollars engage 6700 employés, alors que le groupe Volkswagen pour la même capitalisation boursière engage 610 000 employés. L’ensemble de ces réalités ont la triste chance d’exposer le caractère absurde d’un progrès profondément inéquitable et injuste.

Bien éloigné d’un « mieux » pour tous et toutes, le progrès issus de la numérisation sacrifie le bien-être de la majorité pour offrir une progression à une catégorie de personnes, les plus riches et les mieux outillés. Le seul progrès qui ait du sens, est celui qui sert l’intérêt du collectif et le bien-être commun. Un progrès juste et équitable qui use des avancées technologiques et scientifiques pour le bonheur de chacun. Un progrès avant tout social qui lutte contre la spéculation, les paradis fiscaux, les monopoles, l’austérité, la détérioration des conditions de travail, l’exploitation du sud et les inégalités en tout genre. Ce progrès existe, du coopérativisme de plateformes à l’économie collaborative et circulaire, en passant par l’émergence des commons et de l’opensource, il est temps de choisir le bon chemin !


[2] L’âge moyen des employés des entreprises de la Silicon Valley tourne autour des 30 ans. 

Yoann Jungling, Vers l’éducation nouvelle, n°571, La revue des Cemea, juillet 2018